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Elora Weill-Engerer, critique d’art

Florence Grundeler est une artiste plasticienne née en 1968. Sinophone et habitée par la culture chinoise, elle a également nourri son apprentissage lors de séjours au Brésil et en Argentine. Dans des installations, gravures et surtout des toiles traversées de fils et d’encre, cette adepte de la matière fait vivre l’espace et le vide pour mieux cerner les fulgurances et les lignes qui en émergent. Formée au paysage plutôt qu’à l’image artistique, elle revendique le besoin de ce minimum de virginité dans la façon de travailler. En appelant significativement son atelier « l’Entre », l’artiste confirme son désir de fouiller les marges, les intervalles, laissant advenir quelques possibles, dans la liberté, l’instinct ou les maladresses qui emmènent autre part.
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« Peut-être horizons », « Terres nouvelles », « Versant ». Plusieurs titres des oeuvres de Florence Grundeler évoquent un appel heuristique au lointain, comme une invitation à découvrir ce qu’il y a de l’autre côté de la montagne. La notion de « passage » importe à l’artiste, qui mentionne l’ouvrage de François Jullien, Vivre de paysage, où le philosophe et sinologue indique qu’en Chine, l’observateur n’est pas séparé du paysage mais en fait entièrement partie : il est paysage. Cette connexion de l’artiste à l’Empire du Milieu (l’image fait sens) n’est pas anodine. Pour elle, l’essentiel se trouve en cours de chemin, non à l’arrivée : c’est quelque chose qui apparaît entre la fin et le commencement. Significativement, la langue chinoise ne se conjugue pas et la notion de « temps » en a été longtemps absente, au profit de celle de « durée », synonyme d’ouverture sur les possibles. L’atelier n’est dès lors plus un espace clos, point de départ de toute création, mais davantage un sas, d’où l’artiste sort volontiers pour tracer des lignes à l’extérieur. Ainsi, l’oeuvre déborde « l’Entre », la ligne dépasse le papier, comme une pensée saisie à la volée. Si l’horizontale s’échappe de chaque côté - comme la suite ETC de Jean Degottex-, l’oeil prolonge le trait dans l’espace où la présence de l’artiste s’est effacée.

De là se perçoit la place toute particulière, à la fois technique et symbolique, du fil dans la recherche plastique de Florence Grundeler. Issue d’une famille de couturières, elle pique le papier comme le piolet pique la montagne : en se souciant aussi peu de l’avant que de l’après. De même ancre-t-elle la pointe dans ses gravures. En randonnée, on parle d’une réalisation à vue ; l’expression est tout à fait appropriée. Sur la toile, les fils dessinent une ossature, une ligne de crête sur laquelle viennent jouer les matières funambules. Le fil traverse le vide et présente ses extrémités, comme la ligne de la main, menacée d’être coupé par les Parques de la fable. « J’ai piqué tous mes horizons, toutes mes traversées », dit-elle. Comme autant de points de fuite, c’est-à-dire de possibilités, chaque fil parcourt les trames des laies de coton piqués, qu’on pourrait lire du bout des doigts comme du braille. La matière, en général, a une place de choix dans cette oeuvre. Le papier est comme une peau, duveteux et avide de caresses et les réserves sont celles d’un paysagiste respectant l’état de nature. Ces papiers de fils cousus sans cadre ni loi limitent leurs gammes à des tonalités naturelles (entre le blanc et le noir majoritairement) comme s’ils redevenaient eux-mêmes des fibres détachées de l’écorce des plantes textiles. La couleur n’est jamais utilisée dans sa fonction illusionniste mais en tant que matière : noir liquide, gris de cendre, blanc de plomb. Et l’encre de chine particulièrement. Florence Grundeler parle de la découverte de ce médium comme d’une véritable rencontre. L’expérience physique surgit dans l’odeur et dans la façon dont le liquide se répand, tel un ressac surprenant une semi-torpeur.

Cette immédiateté de la technique est un aspect du travail de l’artiste, notamment dans les séries d’huile, cendre, encre de Chine et fil sur papier. Le matériau s’accumule dans l’esprit avant de se glisser sur le support. Il jaillit d’une méditation comme le prolongement du souffle. Le geste conserve donc une certaine autonomie, une spontanéité, mais par-là même une forme de fragilité, comme l’illustrent les bouts de tarlatane repliés sur eux-même comme des papiers en feu ou l’incorporation de cendres à la matière. Nul croquis préparatoire, donc, qui viendrait entraver la spontanéité de la création. Le one shot importe à celle qui aime rappeler cette phrase de Jean Degottex « Rien avant, rien après, tout en faisant ». Dans la rapidité d’un geste, sobre et sans ambages se révèle peut-être le paradoxe d’une nécessité trouvée en tâtonnant. C’est en tout cas une idée présente dans l’ « Unique trait de pinceau », qui contiendrait tout l’univers et ses représentations, notion développée par le moine et peintre chinois du XVIIème siècle, Shitao. Chaque trait, chaque action se dépose dans l’oeuvre et fait sillon.

La pensée de l’écart est chère à Florence Grundeler, qui fouille les matières entre le noir et le blanc, le tendu et le lâche, le plan et le solide. Au duo fil / ligne répond celui de cube / pavé. Éloge de l’altérité est une installation de format carré (160 x 160 cm), constituée de cubes de parpaing agencés en quadrillage de manière à laisser des places vides. La majorité des blocs est surmontée d’une plaque de zinc, cuivre ou acier, à la surface plus ou moins réfléchissante et matiérée. Infinité des combinaisons comme un puzzle sans issue ? Certes. L’altérité désigne en effet la reconnaissance de la différence - l’autre en tant qu’autre -, mais aussi la responsabilité que j’ai d’autrui. De même incombe à l’artiste le choix d’un agencement, aussi simple paraisse-t-il. Avec tout ce que ce geste contient d’arbitraire et de disparité, il rappelle l’idée, - dégagée par Merleau-Ponty - que l’unité, le commun, se trouve dans une forme de différence (et non dans le semblable).

À son retour de Chine en 1974, Roland Barthes écrit dans un article paru dans le Le Monde, « Nous agitons l’arbre du savoir pour que la réponse tombe et que nous puissions revenir pourvus de ce qui est notre principale nourriture intellectuelle : un secret déchiffré. Mais rien ne tombe »2. La Chine résiste au sens. Chercher à interpréter les espaces vides de Florence Grundeler est peut-être tout aussi vain.
« Quand on crée, on se vide mais peut-être qu’on ne se remplit pas vraiment », reconnait Bram Van Velde. À l’envers du monde occidental, dans le taoïsme, faire le vide, ce n’est pas le néant : au contraire, le vide est plein d’énergie. En d’autres termes : le vide est plein. Lao Tseu, fondateur du taoïsme, explique cette « plénitude du vide » (apparemment paradoxale) par l’image d’une roue qui est en fait moins définie par ses tiges que par les espaces entre elles. Peut-être la légèreté se situe-t-elle dans quelque chose d’aussi compact que les pavés de béton ou la trame nouée des tissages ?

1 Emmanuel Levinas, Ethique et Infini, 1982.

2 Roland Barthes, « Alors, la Chine ? » in Le Monde, le 24 mai 1974

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